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Lundi 6 avril – Fenêtre sur cour, treizième : Canard déchaîné

Depuis le début du confinement, la Clio blanche garée au bout du parking n’a pas bougé d’un pouce, comme nombre des véhicules alentours. Ce midi, pourtant, un homme l’approche à pas lourd. La petite trentaine, dos voûté, il glisse la clé dans la serrure, lève la tête vers l’immeuble en soupirant, puis s’installe au volant.

Abandonner quelques heures son épouse Jeanne et leur bébé de trois mois est la dernière chose dont Nicolas a envie, mais son boss ne lui laisse pas le choix.

Depuis le début de l’épidémie il est en télétravail, mais certains fichiers sont accessibles seulement depuis l’intranet de l’entreprise. Il en a besoin pour boucler les dossier en cours. “Tu fais l’aller-retour en voiture, tu ne croises personne, tu te laves les mains : aucun risque”, assure son supérieur, confiné dans sa maison de Normandie.

Peut-être. Mais en trois semaines, Nicolas s’est découvert un caractère casanier. Bien sûr, l’épidémie le terrifie et la crise économique l’inquiète – il n’échappera pas au chômage partiel. Mais le confinement lui offre ce dont il a à peine pu jouir lors de son congé paternité de 11 jours, ridiculement court : du temps avec Jeanne et leur nouveau-né.

Désormais, il profite de journées entières en leur compagnie. Les rires de l’enfant, l’éveil de sa curiosité, les premiers échanges, l’esquisse de sa personnalité lui procurent une joie intense, en dépit des nuits courtes et du sommeil agité. 

Sans le Coronavirus, il serait passé à côté de cela, se dit-il, tout en culpabilisant de s’accorder une pensée si égoïste, alors que des milliers de personnes tombent malades. De se réjouir de ces instants privilégiés avec son bébé, tandis que le pays plonge dans une crise sans précédent.

Il traverse le périph’ et entre dans Paris. Le GPS lui indique qu’il sera à destination dans 20 minutes. Jamais le trajet pour son bureau n’aura été aussi rapide.

Très vite, néanmoins, un malaise l’envahit. Les feux rouges lui paraissent interminables. Parce qu’il est seul. Pas un véhicule à l’horizon, pas un piéton : quel spectacle étrange ! Surnaturel. Inédit. Paris entièrement vide, scintillant sous le soleil du printemps. 

Il s’arrête un instant devant le pont d’Austerlitz, ouvre la fenêtre. Des piafs se chamaillent dans la frondaison des platanes. Au-dessus de la cime, une corneille noire babille, disputant la place à une mouette déterminée à défendre son coin de ciel. La Seine clapote contre les péniches amarrées. 

Il n’avait jamais entendu cela auparavant : le chant des oiseaux, le murmure du fleuve, ces doux bruits étouffés il y a quelques jours encore par le bourdonnement automobile et la clameur de la cité ; l’incessant va-et-vient des Parisiens courant après leur vie.

Certains citadins sont apaisés par ce calme inattendu. Pas Nicolas. Il a trop vu ces films de science-fiction dont l’action se termine toujours mal lorsqu’un personnage traverse une ville déserte en voiture. Passé la découverte sidérante des rues inanimées, il se fait systématiquement attaquer par une banque de zombies s’agglutinant sur son pare-brise, des singes mutants ou pire, des pillards façon Mad Max. 

C’est une constante de la dystopie : quelle que soit la catastrophe – épidémie, retour des mort, attaque nucléaire ou invasion extraterrestre – le véritable ennemi n’est jamais le virus ou le cadavre sorti de sa tombe, mais les autres êtres humains, capables des abominations les plus ignobles lorsque l’ordre et la loi n’ont plus cours.

Nicolas frissonne. Il pense à Jeanne, restée seule à la maison avec leur jeune fils. Il les a quittés il y a moins d’heure mais il lui tarde déjà de les retrouver, de se vautrer dans leur chaleur, de respirer la peau douce de l’enfant avant d’embrasser le cou tendre de sa mère. Le manque d’eux creuse un trou béant dans ses chairs.

Il redémarre puis freine presque aussi sec : pour un peu il manque d’écraser les animaux devant ses roues, mais il immobilise le véhicule à temps. Il se penche au-dessus de son volant pour mieux lesobserver : une canne et ses petits traversent tranquillement la rue.

L’un des canetons s’éloigne un peu. Les autres le rejoignent en dandinant joyeusement de la queue. Voilà qu’ils jouent ensemble au milieu de la chaussée, en compagnie de leur mère, sans se soucier une seconde de la Clio de Nicolas.

Il n’aura pas fallu longtemps pour que ces petits animaux oublient le danger que représentent les activités humaines, songe-t-il. Pendant un mois encore, peut-être deux, la ville sera entièrement aux canards, moineaux, pigeons, corbeaux, rats, chats et autres créatures qui, en temps normal, fuient notre présence.

Les canetons, eux, grandiront en liberté. Ils connaîtront la légèreté d’un printemps sans hommes.

Nicolas les envie. Cette simplicité, le bonheur de goûter l’instant sans l’angoisse jetant son ombre toxique sur tout : voilà la vie dont il rêve pour sa famille, au fond.

Il pleure.

Là, devant les volatiles sautillant sur le bitume, il laisse les larmes couler à chaud torrent sur ses joues, sans les essuyer, et cela lui fait du bien. Depuis combien de temps ne s’est-il pas autorisé cela ? Laisser libre cours à ses émotions. Plonger en lui pour regarder ses faiblesses bien en face.

Il pense à son fils. A la légèreté qu’il aimerait lui offrir.

Lorsque plus grand, l’enfant l’interrogera à propos du printemps 2020, Nicolas ne lui parlera pas du chômage partiel, de la peur de la contamination, de la pénurie de masques ou encore, des rayons de supermarché dévalisés.

Il taira les hôpitaux saturés, les morts dans les Ephad et le désespoir des familles séparées des malades. Il n’évoquera pas l’angoisse nouant un peu plus chaque jour la gorge des adultes.

Il ne dira rien de tout cela, non.

Il lui décrira le confinement comme le temps où l’on entendait le chant des oiseaux, tandis que les canards folâtraient librement dans Paris.

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