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Mardi 14 avril – Fenêtre sur cour, dix-huitième : Dumollier et le mystère de la chambre jaune

Dumollier a la désagréable sensation de piétiner. En dix jours, l’enquête sur l’affaire baptisée “Le mystère de la chambre jaune” par ses hommes n’a guère progressé. Jean-Noël Piquard a été retrouvé mort au pied de son immeuble, précipité par la fenêtre du salon alors que l’appartement était verrouillé depuis l’intérieur. 

Le foutoir sous la fenêtre invalide la thèse du suicide. Comment, dès lors, expliquer l’homicide ? Sur cette façade de la tour, il n’y a pas de balcon, seulement des fenêtres trop éloignées pour permettre un passage aisé d’un appartement à l’autre. Surtout : les quelques témoins de la chute affirment que personne ne s’est enfui par l’extérieur. Alors comment ?

A force de patience, Dumollier a recueilli des dizaines de témoignages dans l’immeuble. Surnommée « l’emmerdeur », la victime terrorisait les autres résidents à propos de la gestion des ordures, du bruit, de la musique trop tard et, depuis le confinement, du non respect des consignes de distanciation sociale.

Dumollier n’est pas loin de craquer. Ses supérieurs lui mettent la pression, mais le Covid19 ne lui facilite pas la tâche. Quatre de ses hommes sont en arrêt maladie, deux ont exercé leur droit de retrait face à la pénurie de masques, les affaires de violences conjugales explosent – comment enquêter sereinement dans ces conditions ? 

Ce soir, alors que la cinquième semaine de confinement débute, Dumollier a le cafard. 

Il ouvre l’antique bouteille de vodka prenant la poussière dans le placard de la cuisine. Il pense à son père, Pierre Dumollier. Lui aussi était commissaire dans le Val de Marne, autrefois. Depuis le décès de son épouse il vit seul, dans une maison isolée, près de Dijon.

Même si celui-ci est en forme, Dumollier s’inquiète pour le vieil homme. Lors de sa dernière visite, juste avant le confinement, il lui a installé un ordinateur avec caméra, afin qu’ils puissent discuter par Skype.
Depuis, ils se parlent tous les soirs, ou presque. 

Pierre ne vit pas tout à fait seul, en vérité. Il a pour compagnon un perroquet gris du Gabon prénommé Salomon, à l’intelligence remarquable. Le vieux commissaire affirme que son QI dépasse les 165. A la fin de sa carrière, le volatile résolvait les enquêtes plus rapidement que lui. A eux deux, ils formaient les Sherlock Holmes et Watson d’Ivry-sur-Seine.

En théorie, Dumollier n’a pas le droit de partager des informations sur les enquêtes en cours. Mais au vingt-septième du confinement, la fatigue, la lassitude et le découragement ont raison de son professionnalisme. Alors, il fait part à son père de ses difficultés face au mystère de la chambre jaune. 

De l’autre côté du poste, le vieil homme plisse les yeux en tirant sur sa pipe, puis tend celle-ci au perroquet, qui aspire une bouffée à son tour.
“ – Depuis quand Salomon fume-t-il ? 
– Et toi, depuis quand tu picoles en semaine ? , répond l’oiseau, sur un ton sarcastique. Le tabac m’aide à me concentrer, et visiblement, tu as besoin de notre aide”.

Dumollier expose les éléments dont il dispose à son père et son compagnon à plumes.

“- Dis autrement, tu as un mort qui harcelait ses voisins, détesté par tout l’immeuble, et aucun indice dans son appartement verrouillé de l’intérieur, résume le vieux commissaire.
– Voilà.
– Etrange. Très étrange.
– Nous sommes au point mort. Je joue ma carrière sur cette affaire, papa.”

Les deux hommes plongent dans un silence méditatif. Dumollier avale une rasade de Whisky. Le vieux bourre du tabac frais dans sa pipe. Salomon, lui, observe tour à tour le père et le fils. 
“- Ma parole, vous êtes de véritables idiots !” s’exclame le piaf au QI de surdoué. Crétins, andouilles, benêts, gourdiflots, buses, moron, tonto, dummkopf, imbrogliare.
-Salomon ! Je te l’ai déjà dit : pas de grossièretés dans cette maison, même en langues étrangères.
-La solution est pourtant évidente. Plus grosse que le nez au milieu de la figure !”

Dumollier recrache une partie de la vodka dans sa tasse, afin de conserver sa clarté d’esprit.
“- Comment ça ?
– Je ne suis pas sûr que tu mérites mon aide, ajoute le perroquet, de plus en plus arrogant. Comment deux arriérés de votre espèce ont-ils pu devenir commissaires ? La police judiciaire recrute n’importe qui. C’est un scandale. Je vais envoyer un missive au ministère de l’intérieur dès que cette conversation sera achevée.
– Papa, ton animal est insupportable.
– Je sais. Il devient misanthrope avec l’âge.
– Parle pour toi, l’ancêtre !”

Dumollier éclate de dire. Pierre et son oiseau se chamaillent en permanence pour des broutilles, à la façon d’un vieux couple. Souvent, le commissaire songe que son père est encore en vie grâce à lui. “Je suis obligé de m’entretenir pour continuer de le battre aux échecs”, lui confia-t-il un jour. “Hors de question de le laisser gagner, il est déjà plus rapide que moi aux mots croisés du Monde !”

“- Je t’en prie, Salomon, dis-moi à quoi tu pense, ajoute Dumollier. Je t’apporterai un plateau de mangues pour te remercier, après le confinement.
– Va pour les mangues. La thèse de l’homicide est séduisante, mais elle n’est pas solide. Parfois, les explications les plus simples sont les meilleures : ce pauvre type est tombé de sa fenêtre par accident. 

– J’y ai pensé, bien sûr, mais comment expliquer le bazar sous la fenêtre ? Cet homme était un maniaque compulsif. A l’évidence, ce sont des traces de lutte.
– Pas forcément. Il a peut-être perdu l’équilibre, et semé le foutoir en tentant de s’accrocher quelque part avant sa chute.”

L’hypothèse ne satisfait pas complètement Dumollier. Personne ne tombe pas la fenêtre de cette façon, à moins de commettre une imprudence d’une bêtise crasse. Jean-Noël Piquard était peut-être un emmerdeur, mais ce n’était pas un idiot. Il fait part de ses réflexions à l’oiseau.
“- Bien sûr, ce n’était pas un idiot. Il te manque une seule pièce du puzzle, désormais : le motif. Comprendre pourquoi Piquard s’est suffisamment penché à la fenêtre du huitième étage pour en tomber. Trouve cette pièce, et tu pourras exclure l’homicide. Ton enquête sera bouclée.”

Dumollier achève la conservation avec la désagréable sensation de n’avoir guère avancé. Découvrir la dernière pièce du puzzle évoquée par Salomon sera aussi difficile que de mettre la main sur un meurtrier potentiel.

Il se sert une nouvelle tasse de vodka.

Vers trois heures du matin, alors que ses paupières se font lourdes, une intuition lui traverse l’esprit. Il la note sur un carnet, afin d’y revenir le lendemain matin, lorsqu’il aura l’esprit plus clair. Si elle est juste, l’odieux perroquet de son père l’a peut-être mis sur une piste.

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